À Moscou, les ballets russes gardent leur perfection

Sans date

 

Notre ami Maurice Brillant ne m'en voudra pas d'empiéter sur sa rubrique. Que n'est-il avec moi en URSS ! Infiniment mieux que je ne pourrai le faire, il vous parlerait des ballets russes.

Pour la première fois depuis que je suis à Moscou, j'ai ressenti une impression de beauté. L'architecture, que les monuments datent des derniers tsars ou qu'ils soient récents, n'est qu'une démarcation banale de l'Occident. La peinture comblerait d'aise M. Rochegrosse : M. Bonnat, par contre, ne l'eût pas jugée assez moderne, non plus que Paul Baudry.

Les ballets, par contre, sont exquis. On jouait, l'autre jour, la Cendrillon de Prokovieff, et je ne sais ce qu'on doit le plus louer de l'orchestre ou des danseuses. Orchestre énorme, sa fosse est le double de celle de notre Opéra. Une ballerine sans défaut, et, si le premier danseur ne l'égalait peut-être pas, sa technique n'en était pas moins impeccable. Machinerie moderne, fastes des costumes. Ceux-ci m'ont d'autant plus frappé qu'ils contrastent avec les vêtements ternes, d'un gris imprécis, des Russes que nous croisons dans les rues.

Faste des décors aussi, mais je dois faire une réserve. Ils n'ont aucune valeur artistique. En 1900, on les eût peints de même style. Mais on les oublie tant le spectacle est chatoyant, nuancé. La finale du premier acte, le second acte (pour le troisième on retombe : il sent son Châtelet) nous transportent dans une espèce d'euphorie. J'étais vraiment hors de moi-même, et, pour reprendre un mot dont on abuse, bouleversé.

On sent qu'ici le peuple russe s'exprime dans une tradition qui lui est propre. Comme il connaît la technique de la danse ! Le public n’applaudit pas le bond de bravoure mais le pas juste. Il apprécie la difficulté à sa mesure.

Oui, le ballet russe garde sa perfection. Le général Bedell Smith a, paraît-il, écrit une lettre personnelle au généralissime Staline pour lui demander que les ballets de Moscou se rendent à New-York. J'imagine le Metropolitan tremblant sous les applaudissements. Ce qu'on appelle ballets russes en Europe et en Amérique est sans rapport avec ce qu'on voit ici. Mais Staline n'a jamais répondu à l'ambassadeur américain.

Le ballet russe garde sa perfection. J'ai peur qu'il n'en acquière pas une nouvelle. Cet art sans faille, de par sa perfection même, est guetté par l'académisme. Je crains qu'on n'innove plus. J'ai le sentiment d'une apogée qui se survit encore plus que d'un art en développement.

Ne soyons pas un esprit chagrin. Les ballets russes sont beaux. Doit-on leur demander autre chose ?